La période du collectif de Cambridge, de 1981 à 1982 |
La période des groupes d'affinités, de 1984 à 1988 |
La Période d'organisation nationale, de 1988 à 1991 |
Food Not Bombs a participé à des centaines d'événements au cours des dernières années, et chacun d'entre eux fut unique en son genre. Nous ne disposons pas d'un espace suffisant dans ce livre pour exposer chaque cas; nous avons identifié cependant trois événements constituant les points culminants des trois grandes époques de notre histoire: il s'agit du Food Not Bombs Free Concert for Disarmament ayant eu lieu le 2 mai 1982, lors de la période du Collectif de Cambridge (1981-1982); du First American Peace Test Nevada Test Site Action (APT) ayant eu lieu du 10 au 17 mars 1988, lors de la période des groupes d'affinités (1984 à 1988); puis des arrestations de membres de FNB-San Francisco ayant eu lieu dans le parc Golden Gate le 5 septembre 1988, jour de la Fête du Travail, lors de la période d'organisation nationale (1988 à 1991). Durant les quelques premières années, nous étions un collectif mettant en commun ses revenus, travaillant et vivant en coopérative à Cambridge, Massachusetts. Plus tard, nous avons évolué en groupes d'affinités de militants partageant des opinions semblables, vivant proches les uns des autres et s'occupant des tâches quotidiennes de Food Not Bombs. Encore plus tard, nous sommes devenus un réseau décentralisé d'organisations autonomes dont les ramifications s'étendirent partout aux États-Unis puis ailleurs dans le monde. Les pages suivantes racontent de manière détaillée les événements qui se sont produits pour chacune de ces époques.
La période du collectif de Cambridge, de 1981 à 1982
Le jour où nous avions prévu de tenir le Free Concert for Disarmament,
nous nous sommes levés très tôt. Comme il était de
mise chaque matin depuis un an, deux membres du collectif avaient quitté
la maison avec nos quatre chiens et s'étaient entassés dans notre
camionette Dodge 1967. La première halte, comme toujours, était
la boulangerie du Square Harvard. Son gérant insistait pour que nous
soyons sur place entre 7h30 et 7h35 exactement. Si nous arrivions quelques petites
minutes en retard, les employés auraient déjà jeté
les muffins et pains invendus dans le compacteur à déchets. Dans
nos premières années, nous n'avions manqué que cinq jours,
dont trois pour cause de tempête de neige. En conduisant, l'un de ces
matins, nous nous sommes rappelés la fois que nous avions recueilli la
bouffe pour notre première action. Celle-ci consistait en une soupe populaire
lors de l'assemblée des actionnaires de la First National Bank of Boston,
au pied de l'édifice de la Federal Reserve Bank en mars 1981.
En tant que militants antinucléaires, nous voulions faire du théâtre
de rue qui rappellerait aux passants la soupe populaire des années 30,
de manière à souligner le gaspillage de ressources dans des projets
demandant un grant apport de capitaux, alors que de nombreux citoyens de ce
pays se retrouvent dans la rue et sans le sou. Au début, nous pensions
demander à des comédiens de jouer le rôle des sans-abri;
mais nous avons alors pensé que de vrais sans-abri pourraient jouer leur
propre rôle. Nous avons donc fait une invitation que nous avons distribué
à la rue des Pins et à d'autres refuges. Le matin de la réunion
des actionnaires, nous avons recueilli le pain de la veille dans une boulangerie,
des fruits et légumes à la coopérative locale et nous avons
cuit un grand chaudron de soupe. Nous avons dressé une table au pied
de l'édifice de la Federal Reserve, et à notre grande surprise,
plus d'une centaine de personnes se sont présentées en quête
d'un repas. Cette action était commanditée par un détachement
de l'Alliance Clamshell (Coquille de palourde) et avait pour but de mettre en
évidence les liens existant entre les directeurs de banque, les installations
nucléaires et les entrepreneurs en bâtiment; tous les mêmes,
en fait! Nous n'étions pas sûrs de nous en tirer sans arrestations,
mais sommes allés de l'avant quand même. L'action s'est avéré
un franc succès. Même quelques actionnaires sympathiques se sont
arrêtés au passage pour nous donner un dollar ou deux!
Notre deuxième action basée sur le théâtre de rue
eut lieu le 20 août 1981, à l'extérieur d'une foire aux
armes qui se tenait à l'Université de Boston. La nuit précédente,
nous avions peinturé le contour de "cadavres" sur l'asphalte,
avec de la peinture en aérosol, puis nous avions peint des champignons
nucléaires à l'aide de pochoirs avec l'inscription "Today?"
(Aujourd'hui?). Nous avions aussi collé des affiches disant "La
guerre est un meutre au nom du profit" le long du chemin que les acheteurs
et vendeurs d'armes emprunteraient de leur hôtel jusqu'au centre de conférences.
Le jour de la foire, nous avons distribué de la bouffe gratuite et des
pamphlets dénonçant l'avidité et l'opportunisme de ceux
qui vendent de l'armement lourd. Ces pamphlets et les pancartes que nous brandissions
arboraient eux aussi le champignon atomique. Samuel Day, journaliste chez The
Progressive écrivit un bon article soulignant le contraste entre
notre repas gratuit et le lunch du midi à 90 dollars qu'il avait eu en
compagnie d'un général. Il mentionna aussi le fait que ce général
avait pris soin de ne pas marcher sur les cadavres peints au sol.
Après s'être rappelé ces premières actions et avoir
recueilli le pain au Square Harvard, nous nous sommes dirigés vers Fresh
Pond, le seul parc à Cambridge où il était légal
de laisser les chiens courir sans laisse. Nos quatre chiens, Jasmine, Arrow,
Sage et Yoda étaient des membres très importants du collectif.
Ils s'assuraient de nous tirer du lit chaque matin, assez tôt pour que
nous puissions faire notre récolte de bouffe et que nous les promenions
à Fresh Pond; ils jouèrent aussi un rôle non négligeable
dans le fait que les membres du collectif aient vécu en commune. Jasmine
avait eu une portée de chiots à l'été 1980. Trois
d'entre eux avaient été adoptés par des connaissances qui
demeuraient alors dans des logements et des quartiers différents. Or
dans l'année qui suivit, ces gens sont devenus de proches amis, en partie
à cause de l'intérêt mutuel que nous avions pour les chiens;
puis ils nous ont finalement rejoints et aidés à fonder le collectif.
Par conséquent, Jasmine vécut de nouveau avec ses rejetons. Tous
les jours, quelqu'un allait promener les chiens au parc et parfois le collectif
au complet sortait se promener ensemble, ce qui nous donnait l'occasion de réfléchir
et de planifier l'avenir. C'est au cours d'une de ces marches qu'a pris forme
une série d'actions parmi les plus élaborées que nous ayons
produites.
Food Not Bombs avait planifié une série de trois marches de protestation
partant de l'Hôtel de ville de Cambridge et se rendant jusqu'au Centre
Draper de recherche sur l'armement du MIT (Massachusetts Institute of Technology),
à l'été et l'automne de 1981. Nous voulions que ces manifestations
mettent en relief l'influence que la course aux armements avait sur la politique
locale. Plus spécifiquement, nous voulions faire comprendre comment le
détournement de ressources humaines et financières vers l'armement
réduisait les services publics à Cambridge. Notre maison, vous
vous en doutez bien, se trouvait à mi-chemin entre le centre de recherche
et l'Hôtel de ville. La première marche eut lieu le 6 août,
jour anniversaire de la bombe d'Hiroshima. Nous avons distribué de la
bouffe et organisé des discours sur le terre-plein, au beau milieu de
la rue faisant face à l'entrée du Centre Draper. Pour frapper
l'imagination et faire comprendre ce qui se passerait si une bombe d'une mégatonne
tombait sur ce laboratoire, nous avons fait brûler l'annuaire téléphonique
du Boston métropolitain et expliqué que tous les habitants qui
y figurent seraient vaporisés en moins de temps qu'il n'en faut pour
que le livre ne brûle.
La marche suivante eut lieu le 10 octobre et s'appelait Music and March to
End the Arms Race (Marche et musique pour mettre fin à la course
aux armements). Une fois de plus, nous avons marché de l'Hôtel
de ville jusqu'au centre de recherche; et cette fois, le général
Duffy, le président du centre, était là pour nous accueillir.
Quelques groupes de manifestants avaient été arrêtés
pour avoir quitté la voie publique et envahi le terrain appartenant au
laboratoire, et pour notre part nous négocions le droit de nous rassembler
et de servir la bouffe sur ce même terrain. Nous avons promis au général
que nous serions non-violents et nous avons eu une bonne discussion avec lui
au sujet de la paix et des armes nucléaires. Il nous a assuré
que lui aussi désirait la paix, mais que les armes nucléaires
étaient nécéssaires pour la maintenir dans notre monde
moderne! Puisque nous étions au moins d'accord sur l'importance de la
paix, le général Duffy accepta de nous laisser manifester sur
les terrains du centre de recherche. C'est ce que nous fîmes illico, avec
nos affiches, nos bannières, notre table de distribution et tous les
employés du laboratoire qui nous regardaient à travers leurs fenêtres.
Quelques temps avant la troisième marche, baptisée Marche pour
la paix, nous avons installé une table au Square Brattle pour conscientiser
les gens faisant leurs achats de Noël aux dangers des armes nucléaires
qui étaient développées ici même dans notre ville.
À cette époque, en 1981, plusieurs personnes ignoraient encore
ces faits, ou simplement que tout cela pouvait se passer dans leur cour arrière.
Nous étions alors en bons termes avec les conseillers municipaux et nous
avons réussi à faire commanditer la marche par le Conseil municipal
de Cambridge. Le 20 décembre 1981, il faisait à peine 4 degrés
(15 degrés sous zéro, en celsius) mais nous avons marché
quand même, en empruntant le parcours habituel. À notre grand étonnement,
75 personnes ont défié le climat et ont marché avec nous.
Nous avons fabriqué une gigantesque colombe à l'aide de draps
et de bâtons de bois; plusieurs personnes devaient la tenir et c'est cette
colombe de la paix qui a ouvert la marche.
Mais il est temps de revenir à ce matin du Free Concert for Disarmament.
Après la boulangerie du Square Harvard et notre marche revigorante au
Fresh Pond, où nous avons refait nos plans en vue du concert, nous avons
roulé jusqu'au Bread and Circus, un magasin d'aliments bio où
nous avons pu charger des boîtes de légumes et des bacs de tofu
mis de côté pour nous. Nous avons toujours été étonnés
par la quantité de nourriture que nous étions capables de récupérer.
Nous visitions régulièrement tout un réseau d'épiceries
de quartier, et alors que nous faisions notre tournée ce matin-là,
nous nous sommes mis à parler de la croissance de ce réseau, qui
nous permettait de nourrir de plus en plus de gens en dépensant très
peu d'argent. Naturellement, cela nous fit penser au premier grand événement
où nous avons distribué des repas en masse.
Cela avait eu lieu le 30 octobre 1981, la veille de l'Halloween, alors que le
vice-président George Bush s'adressait aux actionnaires du MIT. Nous
avons bricolé la première bannière Food Not Bombs pour
cette occasion, et nous avons monté la table de distribution. Il y avait
les discours de circonstance, et la foule de manifestants costumés s'élevait
à plusieurs milliers de personnes. Après les discours, nous avons
marché sur l'avenue Massachusetts et nous nous sommes rassemblés
au pied de l'édifice où George Bush prenait la parole. Nous avons
scandé des slogans, joué des tambours; nous étions si nombreux
et bruyants que ce dernier dut raccoucir sa conférence. Nous avons amené
une marionnette de Bush, nous l'avons brûlée symboliquement et
puis un type fit brûler un drapeau des États-Unis. Par après,
les barricades de bois installées par les policiers sont devenues un
feu de joie au milieu de la rue et les chants, les percussions, la danse ont
continué jusqu'au départ de M. Bush.
Après s'être remémoré tout cela, nous sommes retournés
à la maison de Food Not Bombs et nous avons déchargé le
pain, les légumes, le tofu. Nous avons commencé à laver
ce qu'il nous fallait pour cuisiner. Environ six personnes s'affairaient déjà
à couper les légumes et à brasser de grandes chaudrées
de soupe. Pendant ce temps, une autre équipe était sur place,
dans le parc, en train de monter la scène et le système de son.
Le "Monde de l'enfant en soi" (Land of the Younger Self) venait
tout juste d'être créé; il s'agissait d'un monde fantaisiste
où tous ceux qui le voulaient pouvaient s'amuser comme le font les plus
jeunes. Le parc était rempli de souffleurs de bulles de savon, de maquilleurs
et de surfaces de jeux. Des vendeurs de cristaux, de foulards et autres vêtements
psychédéliques avaient dressé leurs étals. La nourriture
est finalement arrivée et fut placée à côté
de la table de documentation, tout près de la scène.
Le spectacle commença avec une prestation de Dawna Hammers Graham, sur
la scène, et une démonstration d'arts martiaux à l'autre
bout du parc. Des gens de tous âges, de toutes tailles et de toutes les
couleurs furent attirés par le son de la musique. Ils ont dansé
et se sont bien amusés, surtout lors de la prestation du groupe de reggae
One People. D'autres performances ont suivi, de la part d'Anni Loui et compagnie,
Jane Albert et Lost Time Inity. À la fin de la journée, alors
que la troupe Art of Black Dance and Music s'apprêtait à monter
sur scène, le ciel s'était ennuagé et il se mit à
pleuvoir. Il s'agissait tout de même d'un grand succès pour tous
ceux qui s'étaient impliqué: un spectacle pacifique où
des milliers de gens du quartier avaient pu s'amuser et danser, avec plein de
bonnes choses à manger gracieuseté de Food Not Bombs.
Dans les jours qui ont suivi, notre collectif a commencé à se
préparer pour un grand rassemblement pour le désarmement prévu
pour le 12 juin 1982, au fameux Central Park de New-York. Le 12 mai, nous avons
servi des repas à bord du Rainbow Warrior, lors d'une conférence
de presse destinée à promouvoir cet événement. (En
guise de rappel, il s'agit du même Rainbow Warrior utilisé
par Greenpeace pour dénoncer les essais nucléaires français
dans le Pacifique Sud, et que les services secrets français ont coulé
en y plaçant une bombe, dans le port d'Auckland, Nouvelle-Zélande,
en 1985.) Une bonne partie de la nourriture consommée au rassemblement
New Englanders for Peace de Portsmouth, New Hampshire, fut transportée
par le Rainbow Warrior. Cet événement eut lieu quatre jours
après la conférence de presse, soit le 16 mai, et se déroula
aux limites de la base aérienne de Pease. Nous avons préparé
et cuit la nourriture au beau milieu d'un champ, l'apport en eau étant
assuré par un boyau d'arrosage. Nous avons servi un nombre incroyable
de repas et nous avions emmené tant de bouffe, qu'à la fin de
la journée nous avons dû distribuer des sacs remplis des légumes
en surplus. Lors de la chanson d'adieu, les gens ont dansé en brandissant
des carottes vers le soleil. Puis, dans la semaine qui a précédé
le rassemblement de New-York, Food Not Bombs a tenu des tables de distribution
sur l'avenue des Amériques, de l'avant-midi jusqu'au petit matin et ce,
tous les jours. Cela nous a donné l'occasion de rencontrer des militants
du monde entier et, comme vous le savez peut-être, plus d'un million de
personnes ont finalement convergé vers Central Park le 12 juin pour manifester
contre les armes nucléaires. Interrogé par un journaliste qui
lui demandait si cette grande manifestation allait changer quoi que ce soit
à la politique du gouvernement, le Sécrétaire à
la Défense de l'époque, Alexander Haig, avait rétorqué:
"Laissons-les protester tant qu'ils le veulent, en autant qu'ils paient
leurs taxes!"
La période des groupes d'affinités, de 1984 à 1988
Au printemps 1988, le collectif FNB de Boston et le collectif de San Francisco,
qui venait tout juste de naître, se sont donné rendez-vous dans
l'obscurité de la nuit, sous le ciel du désert du Nevada. Nous
arrivions dans un campement appelé Camp de la paix, où s'étaient
rassemblés des activistes du monde entier pour mener une campagne d'action
directe non-violente contre les essais d'armes nucléaires ayant lieu
dans le désert. Cette action organisée par l'American Peace
Test fut la première occasion qu'ont eu des membres de Food Not Bombs
des deux extrémités du pays de travailler ensemble.
Le lendemain matin, nous avons chargé l'équipement dans notre
camionette, et avons roulé du Camp de la paix à la porte d'entrée
de la base militaire. Nous avons monté nos tables, alors que les Wackenhuts
(une armée privée engagée dans le but de "protéger"
le site) se massaient devant la porte. Ils avaient l'air de vouloir procéder
à notre arrestation sans crier gare. Toutefois, il était encore
tôt et l'action n'avait pas encore commencé. Nous préparâmes
un petit déjeûner de soupe au miso, puis un riz aux haricots pour
les manifestants qui allaient se pointer sous peu. L'adrénaline qui coulait
dans nos artères nous rappela un autre événement dans lequel
Food Not Bombs avait nourri des manifestants se préparant à faire
de la désobéissance civile, dans un édifice fédéral
à Boston.
Au printemps 1985, le gouvernement salvadorien, appuyé par les États-Unis,
massacrait des civils et les Contras terrorisaient le Nicaragua. Le Congrès
se préparait à voter et autoriser l'envoi de millions de dollars
additionnels, pris à même nos poches, pour aider ces bourreaux.
C'est pourquoi le Pledge of Resistance, une organisation nationale ayant
pour but de stopper l'intervention militaire des États-Unis en Amérique
centrale, s'affairait à préparer des actions dans l'espoir d'empêcher
de nouveaux bains de sang. Beaucoup de bénévoles de Food Not Bombs
étaient également actifs dans Pledge of Resistance. Si
le Congrès approuvait l'envoi d'aide militaire additionnelle, le plan
consisterait à paralyser par une occupation l'édifice fédéral
John F. Kennedy dans les 24 heures suivantes.
Puisque nous aurions un délai très court pour agir, nous avons pris le risque de faire de la publicité à l'avance: nous avons imprimé des milliers d'affiches annonçant une action le 7 mai, en espérant que le vote prévu pour le 6 mai aurait bel et bien lieu ce jour là. L'avenir nous a donné raison: le vote a eu lieu le 6 mai, le Pledge of Resistance a donné le feu vert à l'action et nos affiches ont pu envahir les rues à temps. Nous sommes arrivés le lendemain avec nos tables de distribution et de documentation, et la foule se mit à grossir rapidement. En peu de temps, 500 personnes pénétrèrent dans le lobby de l'édifice fédéral, et des milliers d'autres criaient des slogans et montraient leur colère à l'extérieur. Dans le lobby, il n'y avait plus un centimètre carré de libre, des gens étaient assis dans tous les racoins. Les employés devaient se frayer un chemin et enjamber les manifestants pour aller vers leurs bureaux, alors que ces derniers chantaient ou criaient leur désaccord face à l'aide militaire aux Contras. Les policiers essayèrent de nous convaincre de partir, puis menacèrent de procéder à notre arrestation. Mais nous étions déterminés et nous avons refusé de quitter les lieux. Un débat très énergique eut lieu parmi les occupants, et lorsque l'édifice ferma ses portes à six heures de l'après-midi, les policiers commencèrent à procéder aux arrestations. À l'extérieur, les manifestants criaient et montraient leur appui aux occupants; Food Not Bombs continuait pour sa part à nourrir tout ce beau monde. Finalement, plus de 500 personnes furent arrêtées ce jour là dans ce qui fut l'une des actions de désobéissance civile les plus réussies de l'histoire de Boston. En outre, notre appui alimentaire et logistique a permis aux activistes d'occuper l'édifice toute la journée et durant une bonne partie de la nuit.
Après un matin à l'atmosphère tendue, passé à
préparer la soupe au miso sous l'oeil attentif des Wackenhuts, les premiers
manifestants se sont rassemblés à la porte principale. Il y avait
beaucoup d'incertitude dans l'air quant à l'attitude qui serait adoptée
par les Wackenhuts, en ce lieu perdu et éloigné de toute station
de télé. Nous ne pouvions pas compter sur l'opinion publique pour
sauver notre peau. Un groupe d'affinité inquiet s'est massé autour
de notre table pour boire de la soupe chaude et se préparer psychologiquement.
Des autobus remplis d'employés commençaient à passer devant
nous, à franchir la grille et à entrer sur le site. Nous pouvions
en apercevoir plusieurs autres, au loin sur la route, roulant en notre direction.
C'est alors qu'un premier groupe d'affinité se positionna sur la route,
et le défilement des autobus cessa. Les vigiles s'approchèrent
et se mirent à agripper puis traîner les manifestants sur le bas-côté
de la route; mais aussitôt, un autre groupe se positionnait de manière
à bloquer le chemin. En peu de temps, une file de 30 à 40 véhicules
attendait de pouvoir pénétrer sur la base. Quelques personnes
furent arrêtées et placées dans un fourgon cellulaire qui
les amènerait à la prison du comté de Beatty, où
l'on procéderait à leur enregistrement avant de les libérer.
D'autres furent tout simplement battus et poussés hors du chemin. Mais
notre action retardait sérieusement les travailleurs qui se rendaient
à leur poste de "préposé aux essais d'armes atomiques";
et grâce à nous, le coût du nucléaire augmentait petit
à petit, comme à l'action de la centrale de Seabrook. Le blocus
a continué pendant plus d'une heure, alors que les groupes se relayaient
sur le pavé. Dans les heures qui ont suivi, nous étions complètement
galvanisés par le succès de cette première journée
d'une action qui devait durer une semaine. En démontant nos tables et
en retournant au Camp de la paix de l'autre côté de la grande route,
nous avons eu encore une fois l'occasion de nous remémorer nos actions
des dernières années.
Le Boston Pee Party du 29 octobre 1986 en est un exemple amusant. Dans
les mois ayant précédé cette action, nous avions été
confrontés à des situations complètement dingues. Le président
Reagan avait poussé la répression vers de nouveaux sommets en
demandant des tests de dépistage de drogue obligatoires et à grande
échelle, au nom de la "Guerre contre la drogue". Un membre
de Food Not Bombs travaillait alors comme technicien dans un laboratoire spécialisé
dans ce genre de tests, et en savait long sur leur manque de fiabilité.
Des personnes innocentes perdaient leur emploi à cause de résultats
erronés, pendant que les média diffusaient une quantité
incroyable de reportages sur la menace que représentait la drogue, et
sur la nécessité de contourner certains droits civils pour gagner
cette guerre à tout prix. Il nous apparut clair que les activistes politiques
pouvaient être la cible parfaite de cette hystérie collective;
nous avons donc prévu de riposter à cette répression en
"inondant" la Maison Blanche d'échantillons d'urine. Nous avons
toutefois abandonné cette idée de peur de passer pas mal de temps
derrière les barreaux. Mais l'idée était trop géniale
pour être abandonnée, et quelques semaines plus tard nous étions
en train de planifier le Boston Pee Party dans un édifice fédéral.
Nous avons conçu un flyer annonçant un piss-in le 29 octobre;
mais vu le climat de répression de la Guerre contre la drogue, nous n'avons
mis aucun numéro de téléphone de manière à
ce que personne ne se fasse harceler par la police. Ensuite, nous avons obtenu
une caisse de contenants semblables à ceux utilisés dans les hôpitaux
pour récolter l'urine, puis nous avons ajouté à nos flyers
l'adresse de la Maison Blanche de manière à ce que les gens puissent
poster leurs échantillons au président Reagan à partir
de leur logement, dans l'anonymat le plus complet. Pour ceux qui sont venus
à la manifestation, nous avions des contenants et des autocollants sur
lesquels était imprimée la même adresse; il était
donc possible de poster les échantillons directement de la manifestation.
Beaucoup d'échantillons le furent effectivement ce jour-là, quoique
nous n'ayons aucune idée du succès de l'opération à
l'échelle nationale. Abbie Hoffman a toutefois entendu parler de nous
et a parlé de notre initiative dans son livre Steal This Urine Test.
En fin de compte, seule la Maison Blanche connaît véritablement
l'ampleur qu'a eu cette campagne "anti-antidrogue".
Ici, dans le désert du Nevada, nous avions au moins la possibilité
de voir les résultats de nos efforts. Le lendemain matin, un groupe d'affinité
ad hoc s'est formé pendant le petit déjeûner. Composé
de membres de Food Not Bombs ainsi que plusieurs autres personnes, ce groupe
avait choisi de s'appeler Jackrabbit. Son but était d'utiliser des tactiques
plus radicales, notamment en traversant le désert sans se faire détecter,
pour ensuite aboutir au village de Mercury, habité exclusivement par
des scientifiques et des techniciens dévoués aux essais d'armes
nucléaires. Ce village se trouvait à environ huit milles (13 km)
de la porte principale, à l'intérieur de la base. La veille au
soir, lors du conseil quotidien tenu au Camp de la paix, les leaders avaient
manifesté leur désapprobation face à ce genre d'actions
aventureuses car ils croyaient que c'était trop risqué. Les autorités
leur avaient fait savoir que quiconque entrerait à Mercury ferait face
à des accusations criminelles et serait passible de six mois de prison.
Mais nous sentions que si nous n'étions pas les bienvenus là-bas,
c'est justement là-bas que nous devions aller! Et puis, qu'avaient-ils
à cacher de si important? Alors le groupe Jackrabbit s'est entassé
dans une camionette et a roulé sur la grande route en direction nord,
avant de bifurquer dans un col situé entre deux massifs montagneux complètement
dénudés.
Il faisait maintenant jour, et nous craignions d'être aperçus -même
là-haut dans les montagnes- par un des hélicoptères de
surveillance. Le conducteur, après s'être assuré qu'il n'y
avait pas d'auto patrouille dans les environs, est sorti de la route et sept
d'entre nous avons sauté dehors; nous avons couru au bas d'un talus,
pour ensuite escalader les barbelés qui délimitent le site d'essais
nucléaires. Nous avions des provisions d'eau, de fruits et de
carottes,
comme il se doit. Nous nous sommes dirigés vers le nord, au-delà
de la crête des montagnes, de manière à ce que les Wackenhuts,
postés au bas de la vallée près de la porte principale,
ne puissent pas nous apercevoir. La vie sauvage et les fleurs qui se développaient
à travers les rochers étaient superbes et arboraient des couleurs
brillantes; cela nous inspira des conversations portant sur le contraste entre
toute cette beauté et l'holocauste nucléaire se préparant
tout près, juste au-delà de la chaîne de montagnes. Le long
du chemin, nous fîmes de petites pauses pour placer des pierres de façon
à dessiner des symboles de paix. Tout cela était si beau que nous
aurions bien voulu oublier les motifs de notre présence dans le désert
et profiter tout simplement de notre marche; mais nous sommes revenus à
la réalité assez brusquement lorsqu'un hélicoptère
de surveillance nous a survolés. Nous sautâmes rapidement vers
le bas sur une saillie protégée par deux hauts rochers. Les vigiles
dans l'hélicoptère ne semblaient pas nous avoir aperçus,
mais nous n'en étions pas sûrs. Nous décidâmes de
descendre vers le fond de la vallée et de nous approcher le plus possible
de Mercury avant d'être rattrappés. En arrivant en bas, nous avons
aperçu le repère marquant un ancien point d'impact; un genre de
cible pris dans la glaise. Nous l'avons déterré et mis au centre
d'un grand symbole de paix improvisé à l'aide de pierres. Au fur
et à mesure que nous avancions vers Mercury, il devenait clair que nous
n'avions pas encore été repérés.
Durant l'après-midi, nous passâmes à côté d'un
curieux édifice, censé symboliser une maison aux limites d'une
aire réservée aux explosions. Plusieurs heures plus tard, nous
arrivâmes au pied d'un grand réservoir d'eau tout blanc, marquant
la limite du village. Pas très loin de nous, nous pouvions apercevoir
deux types dans un pickup qui avaient l'air de se cacher pour boire de la bière.
Nous étions en train de décider ce que nous devrions faire à
notre entrée dans le village lorsque, tout à coup, plusieurs camionettes
et pickups de couleur blanche ont accéléré vers nous. Des
hommes armés de fusils automatiques en sont sortis, nous encerclèrent
et nous ordonnèrent de nous coucher à plat ventre. Ils nous fouillèrent,
nous mirent les menottes et nous firent monter dans l'une des camionettes.
Alors que nous étions transportés hors de Mercury, nous avons
aperçu un impressionnant éventail d'armes high-tech, du type Star
Wars. Nous nous échangions quelques remarques à leur propos,
mais nos gardes nous ordonnèrent de ne pas observer ni parler de cette
artillerie et de regarder droit devant. Nous continuâmes notre observation
de toutes façons, et parlâmes de l'apparence sinistre de ces armes,
reflet de la mentalité de ceux qui croient qu'en fabriquer est une bonne
idée. Puis à la manière de prisonniers de guerre, nous
fûmes intimés de descendre du camion, et nous marchâmes à
la pointe du fusil jusqu'à la "cage", une portion de désert
clôturée et divisée en sections "hommes" et "femmes"
près de la porte principale. Il faisait froid, la nuit commençait
à tomber, et puis toute notre bouffe avait été confisquée.
Captifs et sans vivres, notre conversation s'est naturellement orientée
vers le type de manifestations incluant le jeûne.
Nous nous sommes rappelés les "Vétérans jeûnent
pour la vie". Ceci fut l'une des actions de Food Not Bombs les plus gratifiantes
auxquelles nous ayons eu le privilège de participer. Des vétérans
de tout le pays avaient planifié des jeûnes et organisé
des manifs contre les guerres secrètes des USA en Amérique Centrale.
À Boston, ils avaient monté un campement sur le Boston Common,
avec tentes, bannières et tout le kit: ils ne passaient vraiment pas
inaperçus, leur message était clair. Alors nous sommes allés
les rejoindre au Common en brandissant notre plus grande bannière, dans
le but de supporter leur manif. Toutefois, nous n'avions pas emmené de
nourriture cette fois, puisque nous voulions respecter les vétérans
qui jeûnaient. Or certains sans-abri des environs, qui nous connaissaient
bien, vinrent vers nous en nous demandant où était la bouffe.
Ils furent quelque peu estomaqués de voir, pour la première fois,
des tables de Food Not Bombs sans nourriture.
De retour à la réalité, toujours assis dans la cage en
plein désert du Nevada, nous voyions nos supporters s'activer de plus
belle. Une foule s'était amassée près de la porte principale
plus tôt dans la journée; plusieurs tentatives de bloquer la route
s'étaient soldées par de nouvelles arrestations et, par conséquent,
la cage se remplissait. Food Not Bombs s'était occupé de nourrir
tous ces manifestants, et maintenant que le jour s'achevait, les quelques militants
qui restaient jouaient des percussions et dansaient pour célébrer
une autre journée bien remplie. Il se mit tout à coup à
pleuvoir des pommes et des oranges à l'intérieur de la cage: c'étaient
nos amis de l'autre côté de la clôture qui nous les tiraient
à bout de bras, de cette distance incroyable! Et puis, spontanément,
un type sauta par dessus la clôture et courut vers nous. Avec les gardes
à ses trousses, il parvint à nous rejoindre, à escalader
la deuxième grille et à nous rejoindre en dedans sans se faire
attraper. Son sac à dos était rempli de nourriture. Alors que
nous mangions et attendions que le bureau du Sheriff nous transfère à
Beatty pour l'enregistrement, nous avons eu l'occasion de nous remémorer
un autre épisode où la police avait essayé de nous empêcher
de nourrir les gens. Cette fois c'était au Carré Kenmore, juste
à l'extérieur du stade Fenway, en plein championnat mondial de
baseball.
Pour les pauvres et les SDF du quartier, les succès des Red Sox avaient
un goût de défaite. Pour la chambre de commerce locale par contre,
chaque victoire se traduisait par des $$$ de profit. Et au nom des affaires,
il fallait nettoyer le Carré Kenmore des bums, punks et autres indésirables.
Suivant les bons conseils de la police de Boston, la chambre de commerce envoya
un communiqué à tous les commerçants, les incitant à
cadenasser leurs bacs à vidanges et encourager leurs voisins à
faire de même, ainsi qu'à placer des affiches demandant aux clients
de ne pas donner de monnaie aux mendiants. Le communiqué leur conseillait,
de plus, de signaler à la police la présence d'indésirables,
de bums, de punks, et de fournir autant que possible des photos et des indications
quant à leurs allées et venues. En l'espace de quelques jours,
les policiers donnèrent l'ordre aux SDF de déguerpir sous peine
d'arrestation. Nous avons donc écrit une lettre de protestation à
la chambre de commerce, à la police et aux journaux, soulignant le fait
que les sans-abri ont les mêmes droits que tout le monde, et que ce genre
de discrimination à leur égard entraînait la société
sur une pente très glissante. Qui serait la prochaine victime de ce genre
de logique fascisante? Food Not Bombs a commencé à organiser des
rassemblements intitulés "Bienvenue au Carré Kenmore",
avec de la bouffe gratuite. L'idée était de rapprocher les gens
d'affaires du quartier et toutes ces personnes vivant sous les viaducs, dans
les ruelles et dans les corridors des alentours. Les sans-abri sont venus, la
presse est venue, mais les membres de la chambre de commerce ne se sont jamais
présentés. Après plusieurs événements de
ce type, et quelques articles de journaux embarrassants mettant en évidence
leurs intentions illégales, la chambre de commerce dut se rétracter
et abandonna ses projets sans plus de bruit. Et d'après l'opinion générale,
les seules augmentations du vol au Carré Kenmore provenaient des commerces
ayant gonflé leurs prix, pour profiter de l'affluence qu'apportait le
Championnat!
Les policiers du Nevada n'ont pas abandonné leurs poursuites, loin de
là! Nous avons tous été transférés, finalement,
à la ville de Tonopah dans les bus du Sheriff, et nous y avons passé
les formalités habituelles. À partir de la porte principale, nous
avons dû nous taper un voyage de trois heures, aller simple! Les centaines
de personnes en état d'arrestation et les centaines de supporters que
nous étions ont complètement envahi ce petit bled perdu en plein
désert. Nous étions si nombreux que nous avons complètement
vidé les réserves d'un restaurant. Les employés y travaillant
ne se souvenaient pas d'avoir vu une file d'attente à la porte, pas même
la veille du Jour de l'An, qui est normalement leur plus grosse soirée
de l'année. Nous avons battu leur record de la soirée la plus
occuppée! On aurait dit un gros party à travers toute la ville,
sans aucun incident fâcheux. Finalement, après que tous eurent
été relâchés du gymnase d'école où
l'enregistrement avait lieu, et que presque tous aient eu de quoi boire ou manger,
nous avons réusi à trouver du transport pour tous et sommes retournés
au Camp de la Paix.
La Période d'organisation nationale, de 1988 à 1991
Des groupes Food Not Bombs étaient déjà actifs à
Boston, San Francisco et Washington D.C. à l'été 1988,
mais l'événement qui a propulsé Food Not Bombs sur le devant
de la scène nationale et même internationale, fut la série
d'arrestations de la Fête du Travail dans le parc Golden Gate. Les récits
qui suivent relatent les quatre semaines précédant ce jour, durant
lesquelles des bénévoles furent arrêtés à
répétition pour avoir nourri les nécessiteux. Cette période
a culminé le jour même de la Fête du Travail, alors que plus
de 700 supporters, -sans compter les centaines de SDF, policiers, journalistes
et curieux-, se sont présentés dans le parc. Ces événements
ont fait la manchette partout à travers le monde.
Les semaines précédentes avaient été complètement
folles. Des reporters télé nous interviewèrent. Des fonctionnaires
de la ville nous offrirent un local pour cuisiner et distribuer la bouffe (alors
qu'en fait l'édifice n'appartenait pas à la ville et n'était
tout simplement pas disponible à ce moment). Tout cela sans compter la
presse, qui nous prêtait implicitement de mauvaises intentions et déformait
tout de manière à nous faire paraître non coopératifs.
Et bien sûr, il fallait en plus composer avec les nombreuses arrestations.
La Fête du Travail tombait un lundi, alors nous devions préparer
une quantité de nourriture plus importante qu'à l'accoutumée.
Il faut dire que les lundis précédents, nous avions attiré
un nombre toujours plus grand de sans-abri, de supporters, -sans oublier les
policiers-, en réponse à la couverture médiatique et à
la controverse suscitée par les arrestations. Il est étonnant
de voir, rétrospectivement, avec quelle naïveté et quelle
spontanéité nous nous sommes enfoncés dans cette situation
bizarre.
Bien que nous ayions distribué des repas dans le parc Golden Gate depuis
le mois de mai, les policiers sont venus faire une petite visite à notre
table le premier lundi d'août pour nous dire que cela y était interdit.
Nous leur avons répondu que nous croyions ne pas avoir à détenir
de permis pour distribuer de la nourriture gratuitement, que cela était
un droit garanti par la Constitution, et que nous avions écrit au Département
des Parcs pour les informer de nos activités de toutes façons.
Nous avions effectivement été porter une lettre demandant l'émission
d'un permis le 11 juillet, et aucune réponse ne nous était encore
parvenue. Les policiers sont partis, mais à la fin de la journée,
alors que nous étions en train de faire nos boîtes, deux d'entre
eux sont revenus et nous ont demandé: "Que faites-vous ici? Avez-vous
un permis pour être ici?". Nous leur avons répondu que nous
étions en train de quitter les lieux. À partir de ce moment, les
deux flics ont commencé à nous coller des amendes pour des choses
que nous ne faisions même pas, comme conduire sans notre ceinture de sécurité,
avec un feu arrière défectueux, ainsi que pour d'autres motifs
difficiles à comprendre. Nous étions stationnés dans les
règles de l'art, notre moteur était arrêté et on
nous accusait de violations au Code de la route! Nous sentions que nous étions
dans l'eau bouillante. Alors qu'il signait la paperasse qu'on lui présentait,
notre conducteur reçut un coup de poing dans la figure, gracieuseté
d'un des policiers qui l'accusait d'avoir fait des commentaires "déplacés".
Ce même policier ouvrit alors la portière, traîna notre ami
en dehors du véhicule pour le précipiter contre le capot et le
menotter. Un panier à salade est arrivé, notre ami fut emprisonné.
Une heure plus tard, il était relâché sans autre forme de
procès.
Nous avions l'intuition que nous reverrions ces deux flics, et que le lunch du lundi suivant pourrait donner lieu encore une fois à ce genre de harcèlement. C'est pourquoi nous étions quelque peu nerveux alors que nous cuisinions nos immenses chaudrées de soupe. Nous avons chargé notre camionnette comme d'habitude, mais cette fois nous avons mis le cap sur le coin des rues Haight et Stanyan. Nous avons déchargé les vivres avec l'aide de ceux qui s'étaient pointés pour manger, et nous nous sommes installés sur le long du trottoir. Les gens se sont placés en file et nous avons commencé à les servir. Mais en quelques minutes à peine, des paniers à salade et des policiers à cheval ont surgi de toutes les directions. Deux rangées d'anti-émeute, casqués, blindés et brandissant leurs matraques, ont entouré les tables et les bénévoles. Le commandant donna l'ordre de procéder aux arrestations. Neuf d'entre nous avons donc été menottés et entassés dans le fourgon. Pourtant, notre moral était bon: Food Not Bombs pouvait être arrêté pour distribuer de la bouffe gratos dans un parc public. Cela constituait une assez bonne raison pour entreprendre la version américaine des Marches du Sel de Gandhi!
Après avoir terminé les préparatifs pour la distribution de la Fête du Travail, nous avons encore une fois chargé notre camionnette. Mais nous ne voulions pas nous diriger directement vers le parc Golden Gate, car nous avions peur que notre bouffe ne soit confisquée avant même de pouvoir commencer à la servir. C'est pourquoi nous l'avons déchargée à différents endroits autour du parc Buena Vista, un parc plus petit situé le long de la rue Haight, à environ huit pâtés de maisons plus bas d'où nous avions l'habitude de nous installer. Nous avons ensuite stationné notre camionnette dans un autre quartier pour ne pas que les policiers ne puissent la remorquer. Des musiciens et des orateurs se relayaient pour entretenir la foule de plusieurs centaines de personnes qui avaient répondu à notre appel au droit de partager la bouffe avec ceux qui ont faim. Tous furent invités à donner un coup de main, et à transporter de la rue Haight jusqu'au parc Golden Gate les boîtes de nourriture, les livres, les pamphlets et les nappes à pique-nique (nos tables ayant été confisquées les semaines précédentes). Ceux qui ne transportaient ni nourriture ni matériel étaient invités à frapper sur des casseroles ou tout ce qui peut faire du bruit pendant que nous marchions et scandions "food not bombs, food not bombs" à la demande générale.
La foule avait apparemment encore grossi, et occupait maintenant un coin complet
du parc Golden Gate. Des membres de Food Not Bombs étendirent de grandes
toiles bleues sur le gazon et mirent en place les boîtes et chaudrons.
Des douzaines de volontaires s'apprêtaient à commencer la distribution
lorsque des policiers anti-émeute, matraque bien dressée et visière
baissée, ont déferlé sur le parc. Un moment donné,
un policier a commencé a tabasser un bénévole. Un caméraman
du Canal 5 s'affairait à filmer le tout lorsque le lieutenant qui supervisait
les opérations le projeta à terre d'un vigoureux coup dans le
dos. Le pauvre s'en tira avec quelques coupures au visage. Les policiers essayèrent
ensuite d'encercler le site, mais les bénévoles et supporters
n'arrêtaient pas de bouger. Il devint vite impossible de contrôler
quoi que ce soit, puisque c'étaient maintenant les manifestants qui se
mettaient à entourer les policiers, en dansant, en criant et en se moquant
de leurs tentatives de prise de contrôle. Un groupe d'activistes se regroupa
en cercle et se mit à chanter Give Peace a Chance en se tenant
les mains. Cinquante-quatre bénévoles furent finalement arrêtés,
mais nous ne nous doutions pas que ces attaques et ce harcèlement de
la police à notre égard n'étaient encore qu'un début...
À notre grande surprise, le maire de San Francisco manifesta le désir
de nous rencontrer pour mettre un terme à cette situation de conflit.
Mais les 54 arrestations commençaient à causer un malaise politique
que la bonne volonté feinte ou réelle du maire ne suffirait pas
à dissiper. Les autorités de San Francisco firent une gaffe monumentale
en ordonnant l'arrestation des membres de Food Not Bombs. Les appuis à
notre cause venaient de partout au pays, et ne cessaient de grossir. Les gens
étaient en colère. Il était pratiquement impensable que
des citoyens américains soient arrêtés pour avoir nourri
des pauvres dans un parc. Le maire, le chef de police, le procureur municipal,
une brochette de politiciens ainsi que des membres de l'ACLU se sont mis à
négocier avec nous ainsi qu'avec les membres de différents groupes
communautaires. Les discussions nous ont permis d'apprendre que les policiers
utilisaient le Département des Parcs pour créer un problème
là où il n'y en avait pas. Aucun permis n'était en fait
nécéssaire pour exercer le genre d'activités propres à
Food Not Bombs, et la municipalité de San Francisco parut vraiment stupide!
En concluant cette réunion, nous avons convenu de nous retrouver le lendemain,
et nous avons convenu qu'aucune des parties ne parlerait aux journalistes tant
que nous ne serions pas parvenus à une entente. On nous a aussi promis
qu'aucune arrestation de nos membres ne serait effectuée d'ici là.
Peu avant la deuxième rencontre, un négociateur de notre équipe
fut toutefois arrêté parce qu'il tentait de réconforter
un vétéran du Viêt-Nam, écoeuré de vivre dans
les parcs et menaçant de se jeter du haut du Pont Golden Gate. Relâché
au bout de 45 minutes, notre négociateur fut en mesure de se rendre au
rendez-vous pour la simple et bonne raison que celui-ci avait commencé
en retard. Notre équipe a alors décidé de suspendre les
pourparlers, car la municipalité s'était montrée indigne
de notre confiance: en plus de procéder à l'arrestation de notre
négociateur, elle avait émis la veille au soir un communiqué
de presse peu flatteur à l'égard de Food Not Bombs. Nous avons
donc dit au maire que nous continuerions coûte que coûte à
distribuer des repas dans le parc, et qu'il serait de son ressort de décider
si oui ou non des arrestations devraient être effectuées. Notre
détermination l'a ébranlé. Monsieur le maire était
peu habitué d'avoir à porter le fardeau de la responsabilité,
et de voir son autorité défiée ouvertement. Bien que cela
le fît arriver en retard à l'opéra ce soir-là, le
maire organisa une conférence de presse dans laquelle il annonça
une "entente" et qualifia l'équipe de Food Not Bombs de "pionniers
dans l'effort pour mettre un terme à l'itinérance et la faim."
À l'été 1989, les SDF de plusieurs grandes villes à
travers les États-Unis créèrent des communautés
temporaires autonomes qu'ils appelaient tent cities. Ces campements de
fortune devinrent des lieux privilégiés d'action pour Food Not
Bombs, notamment à New York et San Francisco, et attirèrent l'attention
du public sur les qualités personnelles des pauvres. Les maires de ces
deux villes se trouvaient en position délicate, puisque les conditions
de vie des sans-abri ne cessaient de se détériorer et que certains
contribuables frustrés ne se gênaient pas pour les rendre encore
plus difficiles. Or les élus municipaux n'avaient aucune solution concrète
à opposer au problème de la pauvreté, puisqu'ils refusaient
dès le départ de reconnaître les failles d'un système
politique basé sur la centralisation des pouvoirs. Ce qu'ils pouvaient
faire de mieux était de mettre en évidence leur propre impuissance,
en proposant des solutions pour le moins douteuses. Aux tables de distribution,
à San Francisco, des itinérants nous ont raconté comment,
la nuit précédente, des policiers avaient investi le parc, battu
les gens et détruit les campements. Certaines personnes auraient même
été emprisonnées. La nuit précédente, c'étaient
les pompiers qui étaient venus les arroser copieusement. L'autre nuit
d'avant, les policiers s'étaient présentés avec de puissants
réflecteurs et avaient intimidé les campeurs au porte-voix. Après
trois nuits consécutives de ce genre de harcèlement, notre aide
était demandée avec insistance. Nous avons donc déménagé
notre service de distribution de la Place des Nations-Unies jusque devant le
très stratégique Hôtel de ville. Nous avons commencé
une distribution le 28 juin à cinq heures de l'après-midi et continué
sans arrêt, 24 heures sur 24.
Les sans-abri avaient monté un campement sur Civic Center Plaza, de l'autre
côté de la rue, face à l'Hôtel de ville. Cette tent
city leur redonnait espoir et stimulait leur sens de l'organisation. Le
maire menaça d'envoyer la police, mais la communauté se serrait
les coudes et tenait bon. Lorsque le maire annonça que les tentes étaient
interdites et que les "résidents" du parc ne pouvaient y dormir
en aucun cas, il y eut un mouvement de foule spontané vers son bureau,
et le balcon de l'Hôtel de ville fut décoré d'une immense
bannière de Food Not Bombs! Le 12 juillet, la Ligue des activités
policières a investi le Civic Center Plaza et a commencé à
y installer une fête foraine complète, avec les autos tamponneuses,
la grande roue et tout le bazar. Le nom de cette foire était "Empereur
Norton", en hommage au clochard le plus célèbre du San Francisco
du XIXe siècle! Quand nous avons vu cela arriver, nous avons craint que
l'on ne nous arrête, pour ne pas que nous gênions l'installation
des manèges. Nous avons donc caché les contenants de soupe dans
un endroit sécuritaire. Le mardi 13 juillet, les flics sont intervenus:
ils arrêtèrent plusieurs personnes et confisquèrent notre
soupe. Aussitôt qu'ils eurent quitté, nous étions de retour
avec encore plus de soupe et de pain! Les flics revinrent, nous prirent en flagrant
délit et arrêtèrent plusieurs personnes encore une fois.
Notre bonne organisation, qui nous permettait de répliquer ainsi plusieurs
fois de suite, les mettait dans un embarras qu'ils allaient connaître
encore et toujours plus à l'avenir.
Le lendemain, vers midi, un grand rassemblement contre ces arrestations fut
tenu devant l'Hôtel de ville. Food Not Bombs avait apporté de la
bouffe et un groupe de manifestants, inspiré par les événements
du mois de mai à la Place Tienanmen, s'est présenté avec
une "déesse de la bouffe gratuite" de 15 pieds de haut, poussant
un chariot d'épicerie d'une main et brandissant une carotte de l'autre.
Les anti-émeute étaient encore une fois dans les parages... Lorsque
la grande bannière Food Not Bombs fut déployée sur les
marches de l'hôtel de ville, les personnes la tenant en place furent arrêtées.
Puis après avoir passé l'après-midi dans un fourgon cellulaire,
elles furent transférées à la centrale de police de la
zone nord, où on leur a lu une injonction de la Cour interdisant la distribution
gratuite de nourriture. Un des membres de l'équipe fut ensuite emmené
en Cour Supérieure, où il dut se défendre lui-même.
Après avoir déclaré l'ordre de la Cour "moralement
incompréhensible", il fit la déclaration suivante: "Les
contribuables de San Francisco seront mis à rude épreuve, puisque
des centaines et des centaines de personnes continueront de se faire arrêter
de la sorte. En aucun cas nous ne respecterons votre injonction qui est du véritable
terrorisme juridique." Cette déclaration allait devenir réalité:
Food Not Bombs a continué d'exercer son droit de servir des repas gratuits
à tous les jours; Food Not Bombs a continué de subir des arrestations
pour revenir à la charge avec encore plus de bouffe aussitôt les
policiers partis!
Après les arrestations de la Fête du Travail 1989, dans le parc
Golden Gate, nous avons tous dansé et festoyé autour des restes
de bouffe qui n'avaient pas été confisqués. Puis les derniers
d'entre nous dûmes trouver un moyen de quitter les lieux sans nous faire
attraper. Nous avons donc décidé de remonter en groupe la rue
Haight sur une distance d'un pâté de maisons. C'est alors que des
flics à moto ont rejoint les retardataires qui suivaient à environ
30 pieds derrière nous. Ils les projetèrent au sol avec leurs
matraques, les traînèrent dans le milieu de la rue et les arrêtèrent.
Nous pensions être les prochains à subir le même sort, nous
avons donc bifurqué aussitôt sur une rue transversale et avons
couru jusqu'au sommet de la colline Buena Vista. Une fois parvenus de l'autre
côté, nous l'avons redescendue en empruntant les ruelles, jusqu'à
ce que nous atteignions la station de télé Canal 4. Nous sommes
passés en ondes peu de temps après notre arrivée, et on
nous a demandé pourquoi nous nous obstinions à servir de la bouffe
même si nous risquions l'arrestation à chaque fois. Nous avons
expliqué que donner à manger à ceux qui ont faim est un
devoir, que cette activité n'est sujette à aucune réglementation
et est de toutes façons protégée par la Constitution. Nous
avons encouragé les gens à se tenir debout et défendre
leurs droits. C'est ainsi que se termina l'entrevue.
Bien que la municipalité nous ait enfin octroyé un permis après
cette vague d'arrestations, c'en n'était pas fini du harcèlement
et des tentatives de nous empêcher d'exercer nos activités. L'oppression
a continué durant l'été 1990, et se poursuit encore de
nos jours. Or, durant toute cette époque et en partie grâce à
elle, Food Not Bombs a continué de grandir et de répandre sa philosophie.
Les actions relatées ci-haut et les arrestations qui s'ensuivirent nous
ont donné une attention et une crédibilité inestimables.
Au moment d'écrire ce livre, seule la municipalité de San Francisco avait commis ces bévues. Les groupes Food Not Bombs de East Bay, Sacramento, Santa Rosa et Long Beach n'ont pas (encore) été arrêtés. Les groupes de Washington, New York, Boston et Portland, Oregon, n'ont pas subi de contraintes non plus. Depuis ce temps, nous continuons de croître et de servir des repas gratuits quotidiennement. De nouvelles organisations surgissent un peu partout à l'année longue, et peut-être qu'aujourd'hui est le jour où Food Not Bombs apparaîtra dans votre patelin!
ch1.Introduction |
ch2.Au-delà de la collecte et de la distribution |
ch3.Recettes |
ch4.La politique |
ch5.Histoires vécues |
ch6.Cuisiner pour la Paix |
[ retour en haut | chapitre suivant ] |